21
Au bord du goliflop
Du bout d’une serre, Nyra retournait doucement les fragments de coquille brisée à ses pattes.
— Votre Pureté, nous devons partir, dit Nordu. Le vent souffle les braises vers nous et l’arbre est près de tomber. Ne vous tourmentez pas : vous aurez d’autres œufs dans le futur. Soyez-en sûre.
— Je suis sûre de ne plus jamais connaître le repos, voilà ce dont je suis sûre. Du moins, pas tant qu’Églantine vivra. Cette traîtresse a détruit le Globe Sacré ! Je jure de l’assassiner, dussé-je le payer de ma vie. Je la tuerai ! Je la tuerai !
Son beau visage blanc était noir de suie. Elle battit des ailes et s’éleva au-dessus des lacs, en direction de l’ouest, vers des terres lointaines connues sous le nom de Par-Delà le Par-Delà.
— Où sont-ils tous passés ? Ils avaient une division entière, elle n’a pas pu disparaître en un clin d’œil !
— Hum…, hésita Nordu, qui redoutait d’entendre cette question. Eh bien… Votre Pureté, ces chouettes de Ga’Hoole n’ont pas leurs pareilles pour voler à travers le feu. Elles savent déceler des cachettes au milieu des incendies et s’enfuient en empruntant des passages invisibles pour nous autres.
Il lui jeta un coup d’œil inquiet en espérant qu’elle allait avaler son mensonge. Après tout, l’argument se tenait. De toute façon, il était inconcevable qu’il lui révèle la vérité, à savoir que soixante-quinze Sangs-Purs avaient été mis en déroute par vingt-quatre chouettes désarmées, mais plus futées.
D’ailleurs, cette histoire le rendait perplexe. « Serait-ce possible que le Grand Arbre de Ga’Hoole abrite des soldats plus puissants que les Sangs-Purs ? », se demandait-il. Kludd, Nyra et Molos, leur second, les entraînaient à l’art de la guerre avec acharnement. Leurs troupes étaient mieux équipées que n’importe quelle autre armée. Elles faisaient preuve d’une discipline sans faille. Bref, ils étaient les meilleurs ! Aucun empire avant eux n’avait conquis autant de territoires, à l’exception peut-être de certaines ligues des Royaumes du Nord.
En revanche, l’ordre et la soumission comptaient pour du beurre au Grand Arbre de Ga’Hoole. Ses habitants étaient libres de faire ce que bon leur semblait. Une idée frappa soudain Nordu : alors, la liberté ne provoquait pas forcément le chaos, en fin de compte ? L’intelligence avait été la clé de la victoire aujourd’hui. « À quand remonte la dernière fois où j’ai utilisé ma cervelle ? Où mon opinion a été écoutée ? Où j’ai eu un avis personnel, quel que soit le sujet ? », s’interrogea-t-il.
Il se garda bien de confier ses doutes à voix haute et suivit docilement Nyra à travers les vents contraires.
Juché sur son perchoir favori, Ezylryb grignotait ses éternelles chenilles séchées.
— Octavia, je dois dire que nos jeunes Gardiens – je parle naturellement des membres du Super-Squad – sont devenus des experts du combat à la torche. C’est incroyable ce qu’ils parviennent à réaliser avec une branche enflammée. Nous avions toujours eu une Escadrille du Feu au Grand Arbre, mais jusqu’à présent, il s’agissait d’une unité mineure et cantonnée à un rôle défensif. Alors que ces petits savent attaquer avec leurs torches ! Ils ont tout bonnement créé une nouvelle méthode de combat.
— En effet, monsieur ! répondit la vieille dame serpent en continuant d’épousseter une pile de livres. Ils sont très inventifs.
— Oui, les parfaits rejetons d’une société libre, instruite et ouverte sur le monde.
— Il n’y a sûrement rien de mal à cela, s’exclama Octavia, surprise par le ton chagriné de son maître et ami.
— Non, bien entendu… Mais tout de même, quelle ironie du sort ! Il y a des années, j’ai raccroché mes serres de combat dans un cagibi secret, au fond de mon appartement. Et voilà que mes élèves conçoivent une arme encore plus dangereuse et plus destructrice que mes serres. Et ne revenons pas sur la place des paillettes dans les guerres modernes. Par Glaucis, elles représentent un péril extrême.
— Oui, monsieur, vous avez raison.
Octavia connaissait le petit duc par cœur ; il avait tendance à emprunter des chemins tortueux avant d’en venir au sujet qui le tracassait vraiment.
— Dites-moi, demanda-t-elle innocemment, auriez-vous utilisé vous-même une torche au cours de cette récente escarmouche ?
Elle sentit son regard pénétrant se poser sur ses écailles. « Je parierais qu’il y voit mieux avec un œil louche que n’importe quelle autre chouette avec deux yeux sains. »
— À quoi penses-tu, Octavia ?
Elle éclata de rire.
— Quel vieux couple nous formons, vous et moi ! Je ne crois pas que vous vous soyez battu. Je donnerais ma langue à couper que vous vous êtes contenté de leur expliquer comment piqueter et de jacasser en krakéen, n’est-ce pas ?
Beau joueur, Ezylryb chuinta gaiement.
— Exact ! Toujours est-il que ces évolutions donnent à réfléchir.
— Ah, oui ?
Le serpent rangeait à présent des papiers qui traînaient sur le bureau du ryb.
— Jadis le feu était utilisé pour construire – on l’employait à la forge, à la cuisine, ou dans la fabrication des bougies –, jamais pour détruire.
— Que faites-vous des serres de combat ? On ne peut guère cuisiner avec des serres de combat, vous en conviendrez. Pourtant, on les forge grâce au feu.
— En effet, ma chère. Tu marques un point. Il n’empêche que l’excitation de mes élèves lorsqu’ils se battent avec leurs torches me perturbe… Boron et Barrane sont en train d’instaurer de nouveaux cours pour l’Escadrille du Feu, rapporta-t-il avec tristesse.
— Eh bien, j’imagine qu’il faut évoluer avec son temps, s’adapter à son époque.
— Et si cette époque ne nous plaît pas ? lâcha-t-il, grognon.
Octavia cessa son ménage, se redressa et le transperça de son regard aveugle. Ezylryb, pourtant peu impressionnable, en resta muet.
— Monsieur, ne commencez pas avec vos discours pessimistes et absurdes ! répliqua-t-elle sèchement. Vous n’allez pas me faire un goliflop !
— Bien sûr que non. D’ailleurs, ce n’est pas le moment : je dois me rendre au Parlement. Nous nous réunissons ce soir.
— Ce… ? Mais c’est un soir de fête !
— Pas pour tout le monde.
— Oh, Fanon, hein ? Toujours patraque ?
— Patraque ? Le mot est faible. Glaucis a abandonné cette pauvre créature.
Pendant ce temps, non loin de là, une jeune chouette était au bord d’un goliflop de force 9 sur l’échelle des nerfs en pelote. Otulissa se pencha sur un plan qu’elle avait tracé de sa patte : un schéma de débarquement en prévision d’une attaque contre les Sangs-Purs. « Voilà ! Maintenant, les divisions existent pour de vrai. Et nous aurons le régiment des Becs Givrés de notre côté ! » Elle soupira. C’était sans espoir. Personne ne l’écoutait – ni Ezylryb, ni Boron, ni Barrane… ni même Bubo.
Les premiers vivats de la fête célébrant le retour de Primevère et d’Églantine résonnèrent dans le creux. Miss Plonk passa devant sa lucarne d’un vol mal assuré. Apparemment, elle avait déjà abusé du vin de symphorine que les adultes appréciaient beaucoup dans ces occasions.
— Suis-je la seule à conserver un peu de bon sens sur cette île ? explosa Otulissa.
— Sûrement pas !
Elle tourna la tête et sursauta en découvrant Ezylryb à sa porte.
— Toi, Églantine et toute la petite bande, vous êtes attendus au Parlement dans un quart d’heure ! Attention : vous et personne d’autre.
Elle écarquilla les yeux, éberluée.
— Ah, j’allais oublier : sois discrète quand tu iras les chercher. Pas de jacasseries interminables, je compte sur toi !
— Bien, monsieur.
Oh, ça alors ! Elle aurait juré avoir vu son œil louche cligner !